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Le Devoir – Montréal, jeudi 17 février 1994, p. A3

Les journalistes de La Presse dénoncent «un cas patent de censure»

La démotion du chroniqueur André Pratte est le produit d’une «ingérence du propriétaire», s’insurge le syndicat.

La Presse a démis de ses fonctions le journaliste André Pratte à la suite de la publication, vendredi dernier, de sa chronique intitulée «Tout est pourri» où il est question du pouvoir qu’exercerait le propriétaire du quotidien, Power Corporation, sur le monde politique.

S’insurgeant contre ce qui est un «cas patent de censure», selon eux, et une «ingérence du propriétaire», les journalistes de La Presse ont décidé de faire aujourd’hui la grève des signatures, une mesure de protestation qui s’appliquera aux articles d’information mais non aux textes d’opinion, conformément aux termes de la convention collective des journalistes, a précisé, hier, Louis Falardeau, président du Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse (STIP). Les journalistes exigent la réintégration immédiate de leur confrère au poste de columnist. M. Pratte, qui serait désormais affecté au pupitre, a pris une semaine de vacances et ne retournait pas, hier, ses appels chez lui. Interrogé hier, le vice-président et éditeur adjoint de La Presse, Claude Masson, a indiqué qu’il ne ferait pas de commentaires, que c’est «une question interne», «une question de conventions collectives et de permanence».

La direction de La Presse a retiré à M. Pratte la chronique qu’il tenait depuis le 4 janvier dernier, trois semaines avant la fin de sa probation d’une durée de trois mois.

Devant des journalistes de La Presse, M. Masson a admis que le président de Power Corporation, Paul Desmarais, était intervenu personnellement, a soutenu M. Falardeau, et qu’il a exigé une «sanction beaucoup plus lourde» à l’égard de M. Pratte.«Quand on mord la main qui nous nourrit, il y a des conséquences», a dit M. Masson, selon ce qu’en rapporte M. Falardeau. Au DEVOIR, M. Masson a répété qu’il ne ferait aucun commentaire. «Je ne reprendrai pas les propos que j’ai tenus devant le syndicat», a-t-il dit.

Dans sa chronique du 11 février, André Pratte rapporte la conversation d’un quidam qui lui a téléphoné pour lui faire part de «sa vision, confuse et caricaturale, de la société québécoise», écrit le chroniqueur. «Peut-être (…) comme toute caricature, celle-ci a son fond de vérité», ajoute-t-il.

Dans cette chronique dont le ton se voulait plaisant, M. Pratte fait dire à cet inconnu: «Tout est dirigé par Power Corporation, tout le monde sait ça. Chrétien, Johnson, c’est Power Corporation.»

Plus loin, le quidam, continuant son monologue que cite M. Pratte, affirme: «J’ai un bon sens de l’observation… Mais moi, je ne sais pas comment on peut mettre ça ensemble, des policiers qui prennent des beignes gratis jusqu’à Power Corporation. Je vous le dis, tout est pourri.» Et M. Pratte d’écrire en conclusion: «Je lui ai dit au monsieur: moi non plus, je ne comprends pas pourquoi tout estpourri.» «Ce n’est pas le texte du siècle, mais ce qui nous inquiète, c’est l’ampleur de la sanction et le fait que M. Masson nous dit de faire attention à Power», a indiqué M. Falardeau.

Dans une lettre qu’il a envoyée, hier, à M. Masson, M. Falardeau rappelle que le rôle des journalistes dans une société démocratique «est d’informer nos lecteurs sans ingérence aucune. Or ici, l’ingérence du propriétaire, qu’elle soit directe ou indirecte, ne fait pas doute.» «Cet acte de censure est d’autant plus grave qu’il survient à la veille d’une élection et sans doute d’un référendum sur l’indépendance du Québec, deux sujets à propos desquels le propriétaire de La Presse a des opinions bien connues», poursuit-il.

À l’emploi de La Presse depuis huit ans, André Pratte avait manifestement la confiance de la direction du quotidien. À titre de cadre, il a été responsable des pages politiques de La Presse pendant trois ans. Au début de l’année dernière, il a choisi de revenir dans la salle à titre de journaliste. L’automne dernier, la direction du journal lui confiait l’importante chronique portant sur les élections fédérales; en janvier, le journaliste décrochait une chronique régulière. Cette sanction «est d’autant plus odieuse», de soutenir M. Falardeau, «qu’elle frappe un collègue irréprochable, extrêmement compétent et un travailleur infatigable.»

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Le Devoir – Montréal, vendredi 18 février 1994, p. A3

Le journaliste André Pratte réhabilité

La direction de La Presse fait marche arrière

La direction de La Presse a fait marche arrière, hier, et réintégrera le journaliste André Pratte dans sa fonction de chroniqueur dès la semaine prochaine.Le columnist avait été démis de ses fonctions à la suite de sa chronique de vendredi dernier intitulé «Tout est pourri» où Power Corporation, le propriétaire de La Presse, était associée à une présumée déliquescence de la société dans son ensemble. Le président de Power Corp., Paul Desmarais, n’a pas apprécié ces lignes qui ont entraîné le châtiment aujourd’hui révoqué.À la place, M. Pratte en est quitte pour une lettre de réprimande, qui demeure six mois à son dossier. En outre, la période d’essai à ses fonctions de chroniqueur, qui était de trois mois et devait prendre fin le 4 mars, est étendue pour six mois encore. La direction de La Presse a préféré demeurer muette, hier, sur les raisons de sa volte-face, ne retournant pas les appels logés par LE DEVOIR.

En revanche, dans une lettre envoyée à tous les journalistes de La Presse et sans qu’il soit question de Power Corporation, le vice-président et éditeur adjoint du quotidien, Claude Masson, écrit que «le contenu – fond et forme – de cette chronique est inacceptable au plan professionnel, injustifié et injustifiable au plan de la responsabilité journalistique, et dénote une erreur grave de jugement». Comme M. Pratte avait rapporté, dans sa chronique, «la vision, confuse et caricaturale» d’un quidam, M. Masson a tenu à souligner dans sa lettre qu’un chroniqueur ne peut «se limiter à rapporter gratuitement, sans autres vérifications, des faits, les échos, les ragots, les rumeurs de personnes anonymes» et qu’une telle chronique «ne peut être l’équivalent d’une ligne ouverte radiophonique».La veille, les journalistes de La Presse avaient fermement dénoncé la sanction infligée à M. Pratte, la qualifiant d’«ingérence du propriétaire» et de «cas patent de censure». Ils avaient joint la parole aux actes en faisant la grève des signatures dans l’édition d’hier du quotidien.Hier, le président du Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse, Louis Falardeau, s’est déclaré satisfait du recul de la direction sur une question aussi cruciale. «C’est rassurant à la veille d’une élection et possiblement d’un référendum au Québec», a indiqué M. Falardeau.«On n’avait jamais senti avant la lourde main du propriétaire. On ne voulait pas croire au début que c’était le fait de Paul Desmarais, le père», a-t-il poursuivi.

Même le quidam, cité dans la chronique de M.Pratte, s’en est mêlé hier; il a téléphoné à La Presse, a relaté M. Falardeau, pour s’excuser des problèmes qu’ont soulevés ses propos sur la pourriture et Power Corp.Rejoint hier, André Pratte, qui savoure quelques jours de vacances imposées, a estimé que «le texte litigieux a été mal compris; peut-être qu’il n’était pas assez clair». Louant «la solidarité» de ses collègues de La Presse, M. Pratte a dit que «cette semaine, j’ai appris toutes sortes de choses.» Quant à savoir si sa mésaventure allait modifier sa pratique journalistique, M. Pratte s’est limité à mentionner: «J’essaie d’être le plus honnête possible et je vais continuer à être le plus honnête possible.»Rappelons que le père d’André Pratte, Me Yves Pratte, décédé en 1988, a conseillé Paul Desmarais et fait partie pendant des années des conseils d’administration de Power Corporation et de la Financière Power.

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